La Champagne a perdu un pionnier. L’Aube, un porte-étendard. Jean-Pierre Fleury, le vigneron de Courteron qui avait introduit la biodynamie en Champagne, est mort, vendredi 21 juillet, à l’âge de 76 ans.
« J ’ai 30 ans, je ne les fais pas, hein ? » Il y a des dates qui changent tout. Pour Jean-Pierre Fleury, c’était 1989. L’année où il s’est lancé dans l’aventure d’une viticulture sous l’attraction des astres. Pour lui, cette année-là était comme une deuxième naissance. Il en plaisantait, en 2019, au moment de célébrer le trentenaire de biodynamie des champagnes Fleury. Le vigneron de Courteron, qui avait toujours le nez dans les étoiles et un œil sur la Lune, est mort, vendredi 21 juillet. Derrière lui, il laisse une famille, six enfants, dont trois ont repris le flambeau de l’exploitation depuis un bon moment, déjà, l’Association des champagnes biologiques, dont il a été le premier président, une foule d’idées, le souvenir d’une intense bonté et l’espoir, toujours vivace, d’une Champagne plus propre.
Robert veut son fils dans les vignes, pas sur les bancs de l’école…
Jean-Pierre Fleury est né dans les années de l’immédiat après-guerre, à Courteron, où son grand-père Émile avait planté des pinots dès le début du XX e siècle et où son père, Robert, avait été un des premiers à produire son propre champagne. En 1962, il a 15 ans et vient de passer son brevet d’études du premier cycle, le BEPC, il se voit poursuivre des études, il se rêve astronome. Mais Robert n’est pas d’accord : son fils, il en a besoin dans les vignes, pas sur les bancs de l’école.
L’heure des caves béton et de l’arrivée à grande échelle des pesticides
À l’époque, le vignoble de l’Aube n’est pas à la fête. Il a été saccagé par le phylloxéra, partiellement abandonné à cause des mauvaises récoltes… Tout est à refaire. C’est l’heure des caves béton, des premiers enjambeurs et de l’arrivée à grande échelle des pesticides.
Robert est un vigneron moderne. Il était un des premiers à posséder un tracteur enjambeur dans l’Aube. Il essaye le DDT, le parathion, deux insecticides très toxiques, les premiers anti-botrytis et, même, le gramoxone, un herbicide chimique.
Quand il évoquait le sujet, Jean-Pierre en plaisantait : « Je me suis dit qu’on allait tous crever ! » À la fin de la décennie 1960, c’est Jean-Pierre qui prend la main sur les traitements de la vigne. Il supprime les engrais minéraux, les herbicides, les produits de synthèse. Mais ça ne lui suffit pas. Il cherche sa voie. Il tente le référentiel « Nature et progrès », au début des années 80. Ce n’est pas ça. Désormais, ce sont les étoiles et la Lune qui guideront ses pas
Le maraîcher Michel Leclaire, un des précurseurs de la biodynamie en France, le pousse à sauter le pas. Jean-Pierre voulait être astronome ? Ce sont les étoiles et la Lune qui guideront ses pas, désormais.
Magie noire
La première parcelle certifiée, c’est Val Prune. Ces trois hectares encerclés de forêt sont le lieu idéal. Rapidement, le reste de l’exploitation suit le mouvement. Et les voisins, ceux qui partagent le pressoir à cette époque, font de même. Autour, on regarde ça d’un œil suspect. En Champagne, à l’époque, les domaines en bio se comptent sur les doigts d’une main, ou presque. Les Laval, les Beaufort sont des exceptions. L’heure est à la croissance, à la conquête de nouveaux marchés, on vise les 300 millions de bouteilles par an (plus tard, juste avant la crise des subprimes, on voudra aller chercher les 400 millions). Alors, toute cette viticulture ésotérique, qui veut suivre la Lune plutôt que la viser, ces préparations aux allures de magie noire, cette volonté d’écouter la nature au lieu de la faire plier, on préfère en rire. Comment peut-on penser que des doses micrométriques de bouse enterrée tout un hiver dans une corne de vache ou de silice puissent avoir un effet sur la végétation ?
Une volonté de fer derrière son éternel sourire
Mais, derrière son aspect bonhomme, son éternel sourire et son œil malin, Jean-Pierre cache une volonté de fer. Pour lui, la biodynamie est « une science du XXI e siècle » . On le prend pour un fou ? Il répond par les actes. Ça doit fonctionner. Ça va fonctionner. Ça fonctionne. Les raisins sont beaux. Les vins sont bons. Ils sont même de meilleurs en meilleurs. Ça se sait. Ça se dit. Le domaine de Courteron devient une référence de l’appellation et l’exemple fait tache d’huile. Jean-Pierre Fleury endosse le rôle du patriarche. Qui se ressemble s’assemble ? Les vignerons bio ne se ressemblent pas tous entre eux mais ça ne les empêche pas de se rassembler. En 1998, Jean-Pierre Fleury devient le premier président de ce qui va devenir l’Association des champagnes biologiques.
Son grand combat : la suppression des herbicides dans le vignoble Champenois
Les enfants, d’abord Jean-Sébastien, puis Benoît et Morgane, arrivent sur le domaine. L’un dans les caves, l’autre dans les vignes (en même temps, il est né l’année de la conversion de Val Prune), la dernière à la commercialisation. Le domaine a trouvé une vitesse de croisière.
La relève est assurée.
Jean-Pierre, lui, ne s’arrête pas en si bon chemin. Sa stature de commandeur, il décide de s’en servir pour obtenir l’arrêt des herbicides en Champagne. En 2013, il écrit une première tribune, dans la très lue et respectée Revue des vins de France.
Trois ans plus tard, il prend la tête d’un mouvement de vignerons bio qui demandent publiquement l’arrêt des herbicides. « On ne peut pas avoir la plus belle appellation du monde et continuer de polluer les sols » , plaide alors le vigneron. Quand, en décembre 2022, une tribune est publiée dans Le Monde pour demander l’arrêt des herbicides en Champagne, ce sont ses fils Jean-Sébastien et Benoît qui apposent leur paraphe. N’empêche, comme l’explique Jérôme Bourgeois, l’actuel président de l’Association des champagnes biologiques : « Tout le monde sait que c’est lui l’instigateur, que c’était son grand combat » . Sur ce point, aussi, la relève est assurée.