La maison de Champagne Laurent-Étienne, c’est une affaire de famille. Le père, Laurent (au centre), l’a fondée dans les années 70. Deux de ses fils, Louis (à gauche) et Quentin (à droite) sont à ses côtés,en attendant le benjamin (assis sur le siège conducteur), qui termine ses études. On aurait dû faire la balade avec ce tracteur champêtre, mais… Avec un seul frein en état de marche, c’était trop risqué.
Meurville. Samedi après-midi, la maison de Champagne Laurent Etienne proposait une visite de son vignoble en tracteur calèche. L’occasion de passer un coup de gueule sur ce qu’est le viticulteur moderne. Vignes en proie aux sécheresses, normes à gogo…
Pas de carabistouilles entre nous : le champagne, je m’y connais autant qu’en hockey subaquatique ou en lancer de troncs. Ne me demandez pas de quelle robe est votre champagne ou votre vin, s’il est plutôt saumoné ou ambré. Le Sarthois que je suis s’y connaît plutôt en rillettes. Chez nous, on aime ce qui est déjanté. Comment pouvais-je alors passer à côté d’une visite de vignoble en… tracteur-calèche ?
« J’ai débuté dans les vignes avec…rien. On a tout construit avec nos mains »
Cette idée loufoque, on la doit à la maison de champagne Laurent Etienne, l’un des nombreux domaines installé à Meurville (avec Gaston-Cheq, entre autres). « On voulait sortir de l’ordinaire, sourit Quentin Étienne. On voit passer des visites de vignobles en VTT ou en trottinette, mais pas en calèche. Alors on s’est dit, pourquoi pas être les premiers ? On est même les premiers à mettre un tracteur devant plutôt que des chevaux ! »
15:40. Avec quelques minutes de retard, le temps que nos hôtes finissent leur flûte, on se serre à dix sur la confortable banquette en cuir de cette calèche achetée il y a deux mois. « Il faut bien se tenir au démarrage. Le fiston (Quentin), il embraye dans la première montée ! Au pire, si on patine, ceux assis au fond de la calèche descendent et poussent l’engin ! », plaisante le patron du vignoble, notre guide d’un jour, dans un éclat de rire.
« Il y a 15 ans, on s’éclatait. Aujourd’hui, ce sont les normes qui décident ! »
Chez Laurent Étienne, on fait tout en famille. Vigneron depuis ses 16 ans, Laurent a lancé l’affaire à la fin des années 70 avec son épouse, Judith. Louis et Quentin, leurs deux enfants, les ont rejoints il y a quelques années, et le petit dernier n’attend que la fin des études pour les imiter. « Quand j’ai débuté avec ce Domaine, on avait… rien. On a tout construit de nos mains, conte notre vigneron . Mon père avait un peu de vignes. Il m’en a donné une seule, et je me suis débrouillé pour acquérir des bouts de terrains. Aujourd’hui, je loue deux tiers de mes sept hectares de vigne, éclatés sur le territoire (une partie est à Bar-sur-Aube, N.D.L.R.). On est tout le temps sur la route, ça fait des frais, mais c’est le prix à payer pour gagner son indépendance. C’est ça ou tu n’as rien. »
Entre deux confessions sur les coulisses de son métier – « je garde la moitié de ma récolte et je livre le reste aux grandes maisons de champagne, comme Moët et Chandon » – avec sa gouaille et sa langue bien pendue, l’homme dresse le portrait, pas toujours rose, du vigneron des années 2020. Celui qui craint de tout perdre à chaque fois que le cocktail année de sécheresse été caniculaire se présente. « L’été dernier, dans certaines vignes, on a abandonné la moitié de la récolte, calcule-t-il. Ce qui nous a sauvés, c’est d’avoir deux ou trois orages en fin d’été. On a pu récupérer deux mille kilos de raisins. Sans ça, on aurait perdu gros… En période de sécheresse, sur une jeune plantation, le raisin sèche. S’il commence à faner, c’est foutu. »
Derrière ses traits d’humour à foison, Laurent Étienne peine à masquer son aigreur envers son métier qu’il ne reconnaît plus. « Ici, on l’aime, la planète », ironise-t-il, en faisant référence à l’activité d’agriculture qu’il a dû stopper net. Et pas de gaieté de cœur. « J’exploitais du blé, de l’orge et du colza sur 80 hectares. Aujourd’hui, tout ça est en jachère.
Pourquoi ?
Pour respecter la certification Haute valeur environnementale (HVE). J’appliquais trop de produits selon les normes. »
17:00 : La calèche se stationne au sommet du vignoble. La maison offre coupe de champagne et apéritif gourmand à ses invités. Le panorama est superbe, le champagne excellent. Le moral de Laurent Étienne, un peu moins… « Il est temps que j’arrête. On ne maîtrise plus rien. Ce sont les normes qui décident, et on doit s’adapter. C’est ça ou on disparaît. Il y a encore 15 ans, on s’éclatait. Aujourd’hui, on se met des barrières tout seul. Ça pose moins de problèmes aux nouvelles générations. On les a habituées à ça. »